En cette rentrée littéraire, j’ai eu un coup de foudre, un vrai, un de ceux qui vous dévaste et vous laisse sonné. Ce coup de foudre, je le dois au dernier roman de Sorj Chalandon : Le Quatrième Mur (Grasset). Certains sont déçus : ce n’est pas une vraie découverte, les critiques sont unanimes, le roman est en lice pour le Goncourt. Justement, ce roman est remarquable, et ne se limite pas à une simple lecture. Il s’adresse aux adultes comme aux adolescents et croise des thématiques aussi vastes que le théâtre, la guerre, l’amitié. Mais plus encore, le lecteur est invité à lire le destin d’un homme qui va jusqu’au bout de son engagement et ne parvient pas à revenir des Enfers, parce que la vie lui semble devenue insipide.
Comme vous le savez certainement, Sorj Chalandon est un ancien reporter de guerre. Au lieu de faire le récit de sa propre expérience, il choisit de créer son double : Georges, qui ne s’est pas journaliste mais simple metteur en scène amateur. Celui-ci accepte l’idée folle de son meilleur ami, celle de monter la pièce Antigone à Beyrouth. L’histoire se situe dans les années 1980, pendant la guerre au Liban. Georges n’a jamais mis les pieds dans un pays en guerre et n’a que peu d’expérience de la mise en scène. Mais il a fait une promesse à son ami, cloué dans un lit d’hôpital en soins palliatifs. Comment décevoir Sam qui, lui, est un véritable héros ? Grand metteur en scène, il s’est battu pour de nombreuses causes et a été torturé sous la dictature des colonels. Donc, malgré la folie du projet, Georges accepte de partir pour Beyrouth en 1982. Mais pourquoi jouer Antigone ?
Souvenez-vous, Antigone a été créée par Anouilh et représentée pour la première fois en 1944 pendant l'Occupation allemande. Ce sont les fameuses affiches rouges demandant la condamnation des vingt-trois résistants qui ont inspiré Anouilh. Son Antigone sera une résistante préférant la mort à l’injustice. Il espère ainsi réveiller les consciences et offrir, le temps d’une représentation, un moment de répit. Et cela fonctionne : d’un côté, les Français applaudissent car ils se reconnaissent à travers Antigone ; de l’autre, les Allemands défendent le roi Créon qui impose la loi. Précisément, Sam et Georges ont ce même rêve. Georges doit donc trouver des hommes et des femmes issues des différentes obédiences présentes à Beyrouth pour les convaincre de jouer un rôle dans la pièce. Ainsi, Antigone sera incarnée par une Palestinienne sunnite et son oncle, le roi Créon, par un chrétien maronite. C’est alors que l’on perçoit toute la complexité et l’ambiguïté de la pièce d’Anouilh : les différents comédiens acceptent de jouer car ils ont leur propre interprétation en fonction de leur personnage. L’acteur interprétant Créon est un Chrétien, il se reconnaît dans ce personnage qui est le garant de l’ordre tandis que la Palestinienne interprétant Antigone se reconnaît dans cette jeune fille rebelle acceptant la mort plutôt que de renier ses convictions.
D’emblée, j’ai évoqué le public visé par ce roman car il me semble particulièrement intéressant que les lycées puissent étudier de façon croisée Antigone et Le Quatrième Mur qui offre une nouvelle interprétation du mythe. Surtout, Chalandon propose une utopie : est-il possible que, le temps d’une représentation théâtrale, Palestiniens, Chrétiens, Phalangistes et Druzes s’accordent un moment de trêve ?
Mais rien ne se passe comme Georges et Sam l’on imaginé : la représentation d’Antigone ne pourra pas avoir lieu à cause du massacre du camp palestinien de Chatila en septembre 1982. Les pages décrivant la découverte de ces tueries sont terribles et émouvantes. Sorj Chalandon apparaît clairement derrière ces descriptions si réalistes. Dans cette deuxième partie du roman, il pousse son personnage à la folie. Car Georges ne parvient pas à sortir de cette guerre. Il a beau avoir quitté le Liban et retrouvé sa famille, la guerre lui colle à la peau : il ne s’habitue pas à la banalité du quotidien et à ses petites misères. J’ai aussitôt repensé à Primo Lévi, Robert Anthelme et aux témoignages de certains déportés expliquant combien il était difficile de revenir à « la vie normale ». Et Georges semble ne pas en être capable. Il est cette Antigone qui n’accepte pas l’existence telle qu’elle se présente, il refuse le compromis dans lequel il se trouve : fuir la guerre et revenir, en France, en paix. Sorj Chalandon a accepté ce dilemme, mais a voulu aller au bout de la nuit avec Georges.
Le Quatrième Mur est un roman sublime, profond qui m’a bouleversée et que je vous recommande sans aucune réserve.