Après vous avoir fait brièvement part de mon admiration pour l’œuvre littéraire de Jean Genet, je souhaite partager avec vous un recueil de textes et d’entretiens très instructifs sur ses engagements sociaux et politiques : L’Ennemi déclaré (Folio).
Pour bien comprendre l’écrivain, il faut garder en mémoire que Genet a passé une grande partie de son existence en prison, et que c’est incarcéré, dans la solitude absolue qu’il a écrit ses cinq œuvres majeures. Après sa libération, il a passé plusieurs années dans le silence puis a composé cinq pièces de théâtre qui remportèrent un vif succès. Malgré l’enthousiasme qu’il rencontre, le soutien d’écrivains comme Cocteau ou Sartre, il s’éloigne de l’écriture pour s’engager dans différents combats politiques. C’est ce parcours militant que l’on découvre dans L’Ennemi déclaré.
Le recueil est une véritable réussite d’un point de vue éditorial. Certes, Genet est mort avant de l’avoir complètement finalisé mais, pour palier cette absence, Albert Dichy propose une introduction, une chronologie détaillée et surtout une présentation, en notes, de tous les articles recueillis. Ainsi, le contexte et les différentes références politiques sont exposés clairement. Ces textes et entretiens ont paru entre 1970 et 1983.
D’emblée, j’ai été surprise par les nombreuses causes auxquelles Jean Genet s’est rallié : bien sûr les Blacks Panthers aux Etats-Unis mais aussi les Palestiniens, la fraction armée rouge (ou bande à Baader), l’immigration…
Même si ces textes sont avant tout argumentatifs et dénoncent la domination des puissants sur les plus faibles (la police contre les citoyens, les Blancs contre les Noirs, les patrons contre les ouvriers, etc.), la littérature est toujours présente. Ainsi, Genet, se ralliant aux Black Panthers, explique : « j’apporterai dans ma lutte avec eux ma même ténacité, la même rigueur que celles qui étaient les miennes quand j’écrivais, solitairement, dans les prisons.
Je suis avec les Black Panthers. Comme Richard Wright [auteur de Black Boy] était déjà avec moi quand je suis sorti de prison pour la dernière fois. »
De même, il associe sa recherche littéraire au combat des Black Panthers et demande aux intellectuels blancs d’entrer dans la lutte, une lutte à la fois politique et langagière : « Je crois que le temps est venu d’user d’un vocabulaire également neuf et d’une syntaxe capable de rendre chacun attentif au double combat, poétique et révolutionnaire, des mouvements qui sont chez les Blancs comparables à ceux des Black Panthers. »
Genet, lors de ses conférences aux Etats-Unis, explique ainsi le quotidien des Noirs, qui sont opprimés se sentant sous le joug du fascisme imposé par les Blancs. Il dénonce non seulement le racisme des Blancs mais aussi l’attitude paternaliste des chefs d’Etat. De Gaulle est visé sans être spécifiquement nommé. Avec virulence, Genet pointe du doigt la civilisation américaine qui repose tout entière sur le mépris. Il liste alors toutes les institutions (les syndicats, la presse, la pub, la télé, les universités, la police, etc.) qui passent leur temps à « mentir », c’est-à-dire à édulcorer la vérité (la haine du riche à l’égard du pauvre, du Blanc à l’égard du Noir), à inculquer des valeurs telles que l’avilissement, le racisme, l’abêtissement…
Les textes concernant la Palestine sont évidemment complexes et nombreux. Il y est question des conditions de vie des Palestiniens (et surtout des femmes), des prisonniers, des camps… Pour avoir une idée plus précise du sujet, Genet a fait un reportage avec un photographe en Palestine. Prenant la défense des plus faibles contre les dominants, l’écrivain explique pourquoi les Juifs se sont emparés de la Palestine au détriment des Arabes : « Deux mille ans d’humiliations ont permis de comprendre les ressorts – ou les mécanismes – de la psychologie, et leur utilisation à distance. Deux mille ans passés dans les ghettos, ou sous de faux états civils, et les Juifs furent menacés d’extermination. Ils connaissent maintenant les roueries de ceux qui furent les maîtres. […] Et si, selon l’histoire écrite par un idiot mais enseignée aux enfants, les Juifs furent chassés par les Romains, les Arabes vont le payer. »
Le livre offre plusieurs photos issues du reportage ; elles sont toutes commentées par Genet. On y voit des camps, des soldats, des entrainements au combat et des enfants armés. Mais, Genet démontre que ce ne sont pas les Palestiniens les coupables mais les Européens, rappelant : « Nous venons de fêter en France, avec trop de fastes, le sept centième anniversaire de Louis IX, dit Saint-Louis, pour qu’un léger doute s’empare de nous. D’abord Roland, ensuite Saint-Bernard, Godefroy de Bouillon, Guy de Lusignan, Richard Cœur de Lion, Louis IX et qui encore, avec toutes leurs croisades contre les musulmans, furent à ce point magnifiés durant toute cette période où les Européens écrasaient les peuples arables – je veux dire de 1830 à 1962 – qu’on peut se demander, mais très innocemment, si l’Histoire – de France, entre autres – ne fut pas écrite au 19e siècle afin de former des hommes qui, en toute bonne et mauvaise foi, mépriseraient les colonisés ? »
Un autre sujet suscite une vive polémique : les actions menées par la bande à Baader. Ainsi, un article de Genet, paru dans les colonnes du Monde, suscite de nombreux émois : « Violence et brutalité ». Dans ce texte, l’auteur défend la Fraction armée rouge qui sème le trouble et commet des actes terroristes pour exprimer son opposition à la politique américaine. Pour justifier les actes terroristes de la bande à Baader, Genet explique que nous vivons dans un monde brutal car inégalitaire, il n’est pas d’autre moyen que de se révolter et de se montrer violent. Ce texte a suscité de nombreuses réactions, les lecteurs du Monde n’acceptant pas qu’un quotidien se voulant objectif et sérieux publie un hymne à la violence. Or, ce texte, hors de toute morale, affirme que pour combattre l’inacceptable, il faut parfois recourir aux armes et à la violence. C’est un très beau texte, rhétorique à souhait, qui soulève évidemment moult questions.
L’Ennemi déclaré est un recueil vraiment passionnant, qui, malgré les trente années passées, n’a hélas pas pris une ride. Israël, le racisme, le terrorisme, les conflits au Liban sont malheureusement encore des sujets qui dominent l’actualité. Je n’avais jamais lu les textes politiques et engagés de Genet. Certes, ces articles sont moins écrits que ses romans ou ses pièces de théâtre, mais ils sont remarquables. Les arguments sont parfois douteux, mais ouvrent le débat. Genet expose une même thèse : la violence est acceptable sinon souhaitable si elle permet de lutter contre les oppresseurs, qu’ils soient américains, blancs, patrons, flics… Finalement, Genet poursuit dans ses déclarations son projet littéraire : glorifier le faible, l’exclu et le solitaire.