Quand j’étais collégienne, une lecture m’a particulièrement interpellée : c’était L’Etranger de Camus. Cet homme, Meursault, insensible à ce qui l’entoure, se sentant étranger à tout comme à lui-même ne prend conscience de qui il est et de son appartenance au monde qu’au moment de sa condamnation à mort. L’écriture froide, sans fard de Camus m’avait à l’époque glacée et marquée définitivement.
C’est en pensant à Meursault que j’ai lu La Vie pétrifiée de Nils Trede. Je ne sais pas si l’auteur, qui est né en Allemagne en 1966, et s’est installé en France il y a une dizaine d’années a été marqué par cette lecture. Peut-être suis-je la seule à y voir une parenté en tout cas, la façon dont son narrateur, Xavier, perçoit son univers entre en écho avec celle de Meursault.
L’histoire de La Vie pétrifiée est moins tragique que celle de L’Etranger, mais elle n’en est pas moins dramatique. Xavier habite sur deux îles où il exerce deux métiers différents : il tient un restaurant sur l’une pour faire plaisir à sa mère qui habite l’étage du dessus et est médecin de police, métier qu’il exerce sans se poser de question. Il ne se reconnaît dans aucune de ces deux activités. Il n’a d’appétence pour rien de particulier. Il travaille parce qu’il le faut bien.
Mais son véritable problème réside dans son rapport à autrui. Il ne parvient pas à entretenir des relations de confiance avec les autres. Un soir, dans son restaurant, il aperçoit un couple et se dit que la jeune femme est celle qu’il attend depuis toujours, la femme parfaite. Il la regarde, se met à imaginer qui elle est… Son attitude devient alors étrange, presque obsessionnelle quand il la recroise par hasard dans la rue. Il lui propose un verre puis apprend qu’elle cherche un appartement à louer avec son fiancé. Elle en a vu un qui lui plaît mais il est trop cher. Xavier l’achète alors sans le lui dire pour le lui louer à un prix moins onéreux. Mais cette attitude est absurde puisqu’il sait qu’elle ne quittera pas son fiancé !
Xavier ne parvient donc pas à être au moment présent, à envisager le monde tel qu’il est : il n’interprète pas les situations de façon rationnelle. Ses réactions étonnent les autres, voire leur font peur car Xavier n’est jamais à l’aise et par conséquent à des agissements toujours à contretemps ou à l’encontre de ce que l’on attendrait de lui. Ainsi se retrouve-t-il chez une femme après avoir fait un malaise : il la caresse, elle ferme les yeux et poursuit « je ne savais pas comment l’interpréter. J’ai retiré ma main et je suis parti. Il faisait froid dans les rues comparé à chez elle. J’étais bien. D’elle, je n’ai retenu aucun détail. Je ne voulais pas la revoir ». Alors que cette femme est disponible, a envie de passer un moment avec lui, Xavier ne comprend pas, préfère partir et fantasmer sur celle qui n’est pas libre.
Ce texte onirique m’a beaucoup intrigué et touché. Nils Trede écrit dans sa langue d’adoption : un français simple, sobre et poétique. Il adopte le point de vue de Xavier pour décrire l’univers pourtant très réel qui l’entoure et auquel il se sent terriblement étranger. La Vie pétrifiée est un court roman qui recèle de nombreuses questions tant le personnage est complexe car très humain.
La Vie pétrifiée, Nils Trede, Quidam Editeur, 133 p., 15 €