On connaît bien l’histoire de la Seconde Guerre mondiale, souvent du point de vue des nazis ou des Résistants. Mais depuis quelque temps, il semble que le voile se lève sur un tabou longtemps respecté : l’histoire des Allemands, exilés dans d’autres pays, et rejetés par les autochtones une fois la guerre scellée. On se souvient que Knud Romer était traité de « Cochon d’Allemand » au Danemark, véritable insulte le laissant à l’écart de ses camarades, bon petits Danois n’ayant pas pactisé avec ce diable d’Hitler.
Rohmer n’est guère le seul à avoir voulu exorciser cette souffrance : Les Inachevés de Reinhard Jirgl raconte l'histoire de quatre femmes de trois générations différentes, chassées du village Komotau dans les Sudètes à la fin de l'été 1945 et les implications ainsi que le traumatisme que cela suscita en elles.
Reinhard Jirgl, de passage en France, a proposé une lecture ainsi qu’une réflexion de son œuvre lundi dernier à la Cité universitaire. Voici quelques réponses aux questions posées sur son livre :
Un sujet tabou ?
« Non ce sujet n’est pas tabou puisqu’il a été traité dès le lendemain de la Seconde Guerre mondiale mais personne n’a voulu en tenir compte. Mais, ici c’est pire que ça parce que le sujet ne plaît pas, personne ne veut en entendre parler. On peut briser un tabou. Là, on refuse d’aborder le problème. Puis la Guerre froide a commencé. L’Histoire a été traitée de façon différente à l’Est et à l’Ouest. Ceux qui avaient été exclus de l’Est, sont arrivés dans l’Ouest. On leur a accordé une indemnisation mais leur intégration fut difficile. S’est alors développé la culture de la honte. On a adopté une attitude publique appropriée : on ne voulait pas remettre en cause la paix »
Vous êtes né après la guerre. Comment avez-vous procédé pour peindre ce contexte ?
« Je viens d’une famille expulsée des Sudètes. Je voulais écrire les récits que j’ai entendus. J’avais envie de raconter l’incompréhension. Je voulais parler de tout ce qu’on me racontait à longueur de temps et qui m’ennuyait beaucoup, petit. J’en avais même assez d’entendre les propos nostalgiques, avant c’était mieux, etc. Mais, en grandissant, ces histoires m’ont marquée. J’ai commencé à prendre des notes, à enregistrer mes parents sur ce sujet. Je me suis tenu au un principe d’écriture qui veut que l’on n’écrive que ce qu’on connaît très très bien. Moi, je n’avais pas vécu tout ça mais ce n’était pas grave. Mon livre commence en 1953 comme ma naissance (…). J’ai utilisé la méthode de Freud qui demandait à ses patients de répéter plusieurs fois le même rêve pour saisir les différences, trouver les failles et les points d’intersections. J’ai fait la même chose avec ces récits que l’on me racontait maintes fois. J’ai cherché la voie à suivre pour écrire mon livre. Enfin, je n’ai pas voulu lire des livres d’Histoire (très rares sur ce sujet) parce que je ne voulais pas porter de jugement ».
Reinhard Jirgl n’a jusqu’alors jamais été publié en français alors qu’il est l’un des auteurs allemands les plus importants. Mais, il est réputé intraduisible. Les éditions Quidam et en particulier, la traductrice, Martine Rémond, souhaitent poursuivre ce travail de découverte. Je vous transmets également quelques extraits d’un texte de la traductrice expliquant la spécificité de l’auteur :
« Né à Berlin-Est en 1953, Reinhard Jirgl compte parmi les grands romanciers contemporains allemands. ( …) Entre 1978 et 1995, il travaille comme éclairagiste au Berliner Volksbühne et décide à partir de 1996 de vivre de sa plume. Il réside toujours à Berlin, où il continue d'explorer ses souvenirs et les affres contemporaines, car sombre est la couleur du monde de Reinhard Jirgl, une teinte sans aucun doute proche du réel, du palpable, dans des narrations déplacées dans le temps, anachroniques, jamais linéaires.
Le foisonnement et la reconnaissance littéraires seront régulièrement au rendez-vous après la chute du Mur pour ce passionné des mots, longtemps condamné au silence par les censeurs de son pays. (…)
Carl Hanser Verlag publie ses œuvres depuis 1995. Des œuvres réputées difficiles, tant par leur contenu que par leur forme. Jirgl s'intéresse à la destruction, la peur, la haine, l'horreur, le désir agressif, les fantaisies du Pouvoir, les meurtres. Pour avoir grandi à l'ombre du Rideau de Fer, il sait quelle brutalité a produit ce socialisme-là, comment il a réduit le niveau psychique des gens, les ravalant presque à l'état de bêtes. « Keveutu, ici, c'est la zone-Est : la lente métamorphose des hommes en trous du cul » met-il dans la bouche de l'un de ses personnages. (…)
Le style s'élève ici vers des sommets rarement atteints par l'écrit, car Jirgl prend la langue au sérieux. La narration en strates donne son épaisseur à la prose, l'éclairage sous des angles différents autorise les facettes démultipliées, la densification du texte prend forme grâce au recours d'une typographie et d'une orthographe où Jirgl introduit à dessein d'autres systèmes symboliques pour toucher à l'essentiel, dans le but que l'idiome devienne langue physique, langue érotique, langue sensuelle pour captiver le liseur et le préserver d'un glissement furtif sur le texte ou d'une passivité devant les images que ce dernier suggère.
« Je n'étais plus en quête d'un discours lisse et uni comme une voûte, je recherchais le bégaiement, les à-coups dans la langue, le son 1nique, l'1nicité des images ».
L'écriture de Reinhard Jirgl provoque le rejet d'un lectorat trop pressé d'ingurgiter une littérature stéréotypée, servie dans des cornets toujours identiques, que l'on consomme pour consommer. Alors, que ceux-là passent leurs chemins. Ils trouveront toujours de quoi remplir leur panse d'une nourriture prédigérée et pernicieuse. Quelques happy few dresseront la table où ils convieront les mots et se régaleront en tête-à-tête. Ils seront les commensaux d'un invité de marque, plein d'égards et de prévenance sous des apparences un peu rustres, un peu déstabilisantes (…). »